REPORTAGE

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Confinement : comment les patrons de PME vivent la deuxième vague du Covid

« Les Echos » entament un tour de France en deux volets pour donner la parole aux patrons de PME et d'ETI. Cinq d'entre eux racontent leurs combats, leurs angoisses et leurs espoirs.

Fabrication de pièces dans une ETI française. (Boris Sensamat/Côté Sud Photo pour « Les Echos »)

Par Emmanuel Grasland

Publié le 3 nov. 2020 à 15:38 Mis à jour le 3 nov. 2020 à 16:39

Alors qu'une deuxième vague de contaminations au Covid-19 frappe le territoire national, le journal « Les Echos » est parti à la rencontre des patrons de PME et d'ETI de l'Hexagone, afin de les interroger sur leur état d'esprit, leurs combats et leurs incertitudes. Nous publions sur deux jours une série de témoignages, recueillis dans différentes régions et secteurs d'activité, avec l'idée de donner la parole à des hommes et des femmes de terrain, dont le quotidien décide en grande partie du rebond de l'économie, de l'évolution du chômage et des perspectives des jeunes Français.

Il s'agit d'un partage d'expérience, destiné aux chefs d'entreprise, tout autant qu'un moyen d'expliquer aux Français comment un dirigeant de PME ou d'ETI vit cette crise dans ses tripes. Voici l'épisode 1 de notre tour de France. Bonne lecture.

« Cette fois je ne peux plus faire autrement que de licencier »

Gilles Terzakou, patron de Multi Restauration Services.DR

Multi Restauration Services

Activité : restauration collective en entreprise

Chiffre d’affaires 2019 : 140 millions d’euros

1.400 salariés

Siège : Suresnes (Hauts-de-Seine)

Gilles Terzakou avait arrêté de fumer voilà vingt ans. Il a repris avec la crise du Covid. Sa société, Multi Restauration Services (MRS), gère 135 restaurants d'entreprise en France. Avec 1.400 salariés, MRS tablait jusqu'à mi-octobre sur un chiffre d'affaires de 83 à 85 millions d'euros en 2020, contre 140 millions l'année précédente. Avec le reconfinement, ce sera plutôt 63-64 millions. Surtout, MRS avait décidé de ne pas faire de PSE et avait engagé des négociations pour mettre ses équipes en activité partielle de longue durée jusqu'à l'été 2021.

« Je connais entre 70 et 80 % des salariés »

« Cette hypothèse est désormais caduque », dit Gilles Terzakou. L'entreprise devrait supprimer près de 200 postes via un PSE et des départs naturels. « Il n'est plus possible de faire autrement, dit-il. Sur Paris, je vais perdre 80 % de mon activité avec le confinement et de l'ordre de 40 % en province. »« Pour un chef d'entreprise, c'est dramatique de licencier. Je connais entre 70 et 80 % des salariés ici. Et si MRS est devenu ce qu'il est, c'est grâce aux personnes dans les cantines », ajoute-t-il.

Des différences frappantes

Le reconfinement confirme des différences frappantes. Tout ce qui est tertiaire passe en télétravail tandis que l'industrie tient. Paris et la province se distinguent. « En province, 95 % de mes restaurants avaient rouvert en mai, avec une fréquentation de 70 %. En région parisienne, le taux était de 50 %, avec une fréquentation de 20 % », dit Gilles Terzakou. Pour le dirigeant, le confinement est « une horreur »« Lors du premier, j'ai très mal vécu le fait de n'avoir aucune prise sur la situation. Du jour au lendemain, tout s'est effondré. On est passé de 60.000 couverts par jour à zéro. »

MRS a monté au printemps un partenariat pour livrer des repas chauds à domicile sur Paris et ses environs et a pris un prêt garanti par l'Etat (PGE) de 4 millions d'euros. Mais le reconfinement va pousser la société à emprunter à nouveau. A la fenêtre de son bureau de Suresnes, Gilles Terzakou grille une nouvelle cigarette. « L'activité ne retrouvera pas un niveau normal avant la rentrée 2021. Il faut tenir d'ici là. »

« S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là »

Laure Catoire-Boissé, présidente de Catoire-Semi.Emmanuel Grasland / « Les Echos »

Catoire-Semi

Activité : fabrication d’outillages et usinage

Chiffre d’affaires 2019 : 6.2 millions

83 salariés

Martizay (Indre)

Au lycée à Tours durant la crise de 1992-1993, Laure Catoire-Boissé faisait la queue à la cabine pour appeler la maison. Ses copines parlaient de mille sujets. Elle, elle voulait savoir si la PME familiale avait eu des commandes. Aujourd'hui à la tête de la société avec son mari, elle a une phrase fétiche, martelée aux équipes : « S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. »« Rien n'est plus essentiel qu'une posture combative en de telles circonstances », dit-elle. Spécialisée dans la fabrication d'outillages et de pièces usinées, Catoire-Semi réalise 60 % de son chiffre d'affaires dans l'aéronautique. Autant dire que le Covid est un choc pour cette société de 83 salariés, basée à Martizay (Indre), dans le parc naturel de la Brenne. La PME se donne une ou deux semaines pour évaluer l'impact du deuxième confinement sur les intentions de ses clients.

« L'inquiétude est plus économique que sanitaire »

Lors du premier, la PME avait eu une chance. L'atelier était « blindé de pièces à mettre en fabrication ». Anticipant un risque, un gros client aéronautique avait fait 14 rotations de camions la semaine précédente contre 2 d'ordinaire. Pour autant, juin et juillet ont été décevants. Laure Catoire-Boissé se bat aussi pour obtenir l'exécution de sa police d'assurance «tous risques sauf» conclue avec la MMA. Un dossier dont l'instruction vient tout juste d'être lancée, indique l'assureur.

Prudente, Laure Catoire-Boissé a pris un prêt garanti par l'Etat (PGE) de 300.000 euros, mais sans y toucher. La dirigeante, qui ne sait pas si elle remplacera les départs en retraite de 2021, prévoit un chiffre d'affaires stable en 2020. Une année qui devait marquer un rattrapage par rapport à un chiffre d'affaires 2019, pénalisé par un problème de qualité chez un client. « Aujourd'hui, l'inquiétude est plus économique que sanitaire. Certains salariés se demandent même pourquoi on ne licencie pas », dit-elle.

« Si j'y vais en mode directif, je n'aurai pas la même adhésion »

Pour surmonter cette crise, Catoire-Semi veut repenser son modèle d'affaires. Douze salariés travaillent sur le sujet avec des consultants et le comité de direction. C'est une façon d'embarquer les gens. « Si j'y vais en mode directif, je n'aurai pas la même adhésion », dit-elle. L'autre chantier, c'est produire avec le digital. La PME a déposé un projet d'investissements de 2,5 millions dans le cadre du plan de relance.

Elle espère aussi des commandes pour des outillages de moteurs électriques. La période est intense. « Notre fils nous a dit récemment qu'il en avait marre de notre travail », dit-elle. Mais dans quelques années, peut-être appellera-t-il lui aussi pour connaître l'état des commandes.

« L'accompagnement psychologique va être plus important »

Christophe Fargier, fondateur de Ninkasi.Gaétan Clément

Ninkasi

Activité : brasserie, bars-restaurants et concerts

Chiffre d’affaires 2018-2019 : 28 millions d’euros

300 salariés en équivalent temps plein à fin 2019

Lyon (Rhône-Alpes)

Avec une fabrique de bières et 19 bars-restaurants, Ninkasi est une des plus belles réussites entrepreneuriales de la région lyonnaise. « Tout le monde nous disait : vous avez de l'or dans les mains », raconte son fondateur, Christophe Fargier, attablé au Ninkasi Gerland. « Le Covid a été un gros choc. Je me suis rendu compte de la fragilité du business. » Au printemps, la société perdait 10.000 euros par jour. Cette fois, Christophe Fargier veut essayer de réduire les pertes de 30 % et faire de 15 à 20 % du chiffre d'affaires habituel en novembre via de la livraison et du click & collect.

« Les équipes ont le moral touché »

Le deuxième confinement est vécu très différemment du premier. « En mars, c'était la sidération. Là, tout le monde sait ce qu'il a à faire », explique le propriétaire de Ninkasi. En revanche, « les équipes ont le moral touché. Une personne était en larmes le lendemain. L'accompagnement psychologique va être plus important ».

Pour le dirigeant, le premier confinement avait affaibli l'entreprise économiquement, mais avait renforcé l'adhésion des équipes au projet. « Cela a libéré les énergies. Les serveurs, qui renâclaient à la digitalisation des menus, y vont vu de l'intérêt. » Le confinement de mars a aussi été marquant pour lui en termes de management. « J'avais quelques jours d'avance sur les équipes dans la compréhension de la situation. Le premier lundi, j'ai été virulent avec quelqu'un, qui était dans l'angoisse. C'est mal passé. Mes équipes m'ont sorti de l'opérationnel et elles ont eu raison. Cela m'a permis de me focaliser sur la stratégie. »

Un problème de fonds propres

Ninkasi a un important problème de fonds propres. La société a réalisé un chiffre d'affaires de 24 millions d'euros lors de l'exercice clos au 30 septembre. A cette date, ses fonds propres étaient de 3,5 millions pour 13 millions d'euros de dettes. Avec le confinement, ce ratio va encore se dégrader. Ninkasi, qui a emprunté 3 millions d'euros en PGE, mise sur les prêts participatifs pour consolider ses fonds propres sans diluer le capital.

« Il est vital d'être diversifié »

Arnaud Castillon, président du groupe Castillon.Emmanuel Grasland / « Les Echos »

Groupe Castillon

Activité : BTP

Chiffre d’affaires 2019 : 105 millions d’euros

600 salariés

Siège : Saint-Palais (Pyrénées-Atlantiques)

Arnaud Castillon éprouve des sentiments mitigés par rapport au deuxième confinement. A la tête d'une entreprise familiale de BTP, le dirigeant gère un groupe réunissant 8 filiales et 600 salariés. « Je suis satisfait car notre profession peut continuer à travailler » et « déçu car notre économie met un deuxième genou à terre », déclare-t-il. Il s'inquiète pour son carnet de commandes. « Les services techniques des collectivités locales vont être en activité partielle ou en télétravail. Leur efficacité sera moindre et ils ne pourront pas lancer d'appels d'offres alors que le décalage des élections municipales avait déjà entraîné des reports, souligne-t-il. Le seul avantage de ce virus, c'est qu'entre concurrents, on est tous au même niveau. »

Une reprise en V

Quel bilan fait-il du premier confinement ? « Pour moi, la grande leçon, c'est qu'il est vital d'être diversifié, dit-il. La partie travaux publics a pu redémarrer assez vite parce que les équipes sont composées d'opérateurs isolés dans leur cabine sur des chantiers aérés. La reprise s'est faite en V. En revanche, dans le bâtiment, ça a été plus compliqué. On a aussi perdu en productivité parce que les protocoles sanitaires nous empêchent d'enchaîner correctement les tâches. Ce qui entraîne un surcoût substantiel. »

Pas de prêt garanti

Le groupe Castillon devrait réaliser un chiffre d'affaires d'environ 100 millions d'euros en 2020, contre 105 l'an dernier. Prudent, Arnaud Castillon a accolé une grande table ronde à son bureau pour garder de la distance. De la même manière, il n'a pas pris de prêt garanti par l'Etat (PGE). « On ne voulait pas d'endettement et je pense que le PGE fausse la concurrence », dit-il.

Dans son bureau, une grande carte du Sud-Ouest est aussi affichée. Le BTP est un marché de proximité. Dans son Range Rover, le dirigeant sillonne les routes de la région pour faire du lobbying auprès des élus et motiver les troupes. Mais il se dit aussi très attentif aux opportunités d'acquisitions.

« Il y a une vraie montée en pression »

Eléonore Meyer, directrice de Saentys Lyon.DR

Saentys

Activité : Communication

Chiffre d’affaires : 5 millions de livres en Europe

45 salariés en Europe (5 à Lyon)

Lyon (Rhône-Alpes)

Chez Saentys Lyon, le deuxième confinement ne sera pas géré comme le premier. « Il y a une envie forte de l'équipe de se retrouver en présentiel quand ce sera nécessaire. Il y a des dossiers qui imposent des discussions sur la partie créative et c'est plus compliqué d'être créatif seul », explique Eléonore Meyer, la directrice de l'agence.

« On n'est pas à l'abri d'un troisième ou d'un quatrième confinement »

Installé dans le centre de Lyon, Saentys travaille comme ses homologues de Paris, Londres, Genève et Zurich, à la promotion d'un lieu, d'un bien, notamment des immeubles de bureaux. Un secteur durement touché par le Covid et l'essor du télétravail. « Le deuxième confinement marque une vraie montée en pression pour l'équipe. Lors du premier, on avait beaucoup de projets en cours. Là, le carnet de commandes est deux fois moins important. On est plus inquiet et on va regarder les possibilités de chômage partiel d'autant qu'on n'est pas à l'abri d'un troisième ou d'un quatrième confinement », explique Eléonore Meyer.

Une nouvelle donne sur l'immobilier de bureau

Ce confinement intervient alors que l'avènement des écologistes à la mairie de Lyon et l'essor du télétravail ont changé la donne sur l'immobilier tertiaire. « Les gens anticipent moins. Les demandes arrivent du jour au lendemain. A la fin du premier confinement, c'était reparti assez fort, mais la machine n'a pas eu le temps de monter suffisamment en puissance, que c'est déjà redescendu. »

Emmanuel Grasland (Envoyé spécial en régions)